THEME : AMOUR ET MARIAGE
LE CHOIX
Je ne prétends pas enseigner ici l’art
de choisir son conjoint, comme d’autres se flattent d’apprendre l’art de se
défendre dans la rue ou l’art de gagner à la Bourse. Je n’ai pas de recettes
précises à cet usage. Un mariage (et je pense ici aux unions les plus
réfléchies) est conditionné par tant de hasards (hasards des situations, des
rencontres, de la fortune, des sentiments, etc.) qu’il serait ridicule de
s’avancer dans ce domaine armé de règles mathématiques. Au reste, une telle
obscurité enveloppe ici le choix humain que celui qui veut trop bien choisir,
celui que hante une idée trop claire de « l’âme sœur » risque fort,
soit de ne jamais se marier, soit de faire un choix absurde, un de ces choix « qu’on
n’aurait jamais cru », comme dit La Fontaine, et comme l’expérience nous
le fait voir tous les jours. « Je n’ai vu partout qu’acheteurs
précautionneux, écrit, non sans quelque exagération, Frédéric Nietzsche ;
mais le plus rusé lui-même achète sa femme comme chat en poche. » Même
dans les unions les plus éclairées, il y a une part de saut dans l’inconnu, de
pari, au sens pascalien du mot. Aussi, les quelques indications très générales
que je vais donner sur ce sujet visent à fournir, non des certitudes, mais de
simples probabilités.
Une des questions primordiales qui se
posent dans le choix d’un conjoint, c’est la question biologique. De la santé
des époux dépendent en effet en grande partie l’équilibre matériel et moral du
foyer, l’existence et l’avenir des enfants. Mais je ne veux envisager ici le
problème que sous l’angle psychologique et sous l’angle social. Parmi les
facteurs qui contribuent à déterminer le choix nuptial, il en est, en effet,
d’extérieurs ou sociaux (on considère le milieu, la classe, la fortune...), et
d’autres intérieurs ou psychologiques (on se décide par amour ou par
raison...). Arrêtons-nous un instant sur ces deux points.
MARIAGE et MILIEU SOCIAL
Cette question ne se posait pas jadis,
chacun se mariait dans sa caste, et très souvent même à l’intérieur de sa
paroisse et de sa profession. Les divers organismes sociaux, solidement
spécifiés, n’empiétaient pas les uns sur les autres (cette absence d’empiètement
ne signifiait pas, je tiens à le souligner, l’absence d’échanges). Aujourd’hui,
grâce à la facilité et à la, fréquence des communications, grâce surtout à la
confusion des classes et des fonctions, cet état de choses a changé du tout au
tout. Les unions entre personnes de milieux géographiques culturels ou
professionnels très différents, se multiplient de plus en plus. Dans nos
campagnes vivaroises, pour ne citer qu’un exemple, les jeunes paysans qui,
jadis, n’épousaient que des jeunes filles appartenant, non seulement à leur
caste, mais encore, à l’intérieur de cette caste, à des familles imprégnées des
mêmes traditions, des mêmes opinons politiques et religieuses que la leur,
s’unissent maintenant assez fréquemment à une petite dactylo parisienne ou à
une Italienne fraîchement émigrée. Et des cas semblables s’observent dans tous
les milieux.
cette confusion ne constitue pas un
progrès. L’identité du milieu social me paraît une des conditions centrales du
bonheur conjugal. Certes, je n’exclus pas absolument les unions entre personnes
de milieux différents. Je pense seulement qu’elles doivent être
l’exception : elles exigent, de part et d’autre, des qualités
individuelles qu’on ne saurait demander à la masse des hommes ! Quand un
homme ou une femme rentrent par le mariage dans un milieu supérieur ou
seulement étranger au leur, il faut qu’ils y entrent en montant (on s’imagine
trop, aujourd’hui, pouvoir rentrer partout de plain-pied) et qu’ils suppléent,
par leur puissance d’amour et d’adaptation, à la communion spontanée qui
résulte de l’identité de milieu. Un prince ne peut épouser avec fruit une
bergère que si cette bergère possède une âme de princesse, ce qui, on en
conviendra, ne court pas les rues. Une des tares du monde moderne, c’est de
prétendre faire un usage de ce qui ne peut être qu’une exception, et, en
voulant généraliser, ce qui est au-dessus de la règle, de tomber au-dessous de
la règle. [98]
Dans une union entre individus du même
milieu, les habitudes, les goûts, les besoins communs, - tout ce complexe
d’éléments biopsychologiques impondérables qui constituent ce qu’on appelle
génériquement les mœurs, - contribue à cimenter l’harmonie. Dans le cas
contraire, tout le poids du passé des deux époux tend, en quelque sorte, à les
désunir. On ne sait pas jusqu’à quel point tel comportement matériel ou moral,
absolument naturel dans tel milieu social, peut devenir un facteur de
perturbation et de scandale dans un autre milieu.
Une anecdote vécue illustrera ce propos.
J’assistai un jour à la conversation d’une vieille fermière de mon pays avec
son fils, qui voulait épouser la fille d’un commerçant du village. La mère
refusait son consentement, et, comme ultima ratio, elle lança, du ton dont elle
aurait porté une accusation infamante, ces mots décisifs : « Ne la
prends pas ! Il lui faut de la viande tous les jours ! » Cette
réprobation était parfaitement justifiée. Dans nos campagnes, l’usage quotidien
de la viande est resté, jusqu’au lendemain de l’autre guerre, incompatible avec
les possibilités matérielles des travailleurs, aussi était-il considéré
spontanément comme un luxe coupable, comme une sorte de vice. J’avoue que j’ai
choisi là un gros exemple limite, si l’on veut. Il n’en reste pas moins que
deux époux, également pleins de bonne volonté, risquent de se méconnaître et de
se heurter douloureusement par le seul fait qu’ils ont été modelés par un
climat social différent. Ce poids des mœurs, ces fatalités du milieu, mieux
vaut les avoir entre soi comme adjuvant que comme obstacle à l’union.
[99] Je sais bien que c’est le propre
des grandes natures de vaincre de telles fatalités. Mais je parle pour la
moyenne des hommes...
On peut me répondre que l’affection
réciproque des époux suffit à suppléer tous ces liens climatériques, si je puis
dire, et que l’amour, ayant tous les pouvoirs, a aussi tous les droits. Ici je
demande la permission de réfléchir un peu. Je ne connais qu’un amour qui soit
tout puissant : celui dont parle saint jean dans sa définition de
Dieu : Deus est caritas. Et puis, chose curieuse, j’ai toujours remarqué
que plus un homme proclame les droits absolus de l’amour, moins l’amour chez
lui fait de miracles, et plus ses « amours » finissent mal... C’est
quand l’amour se croit tous les droits qu’il a précisément le moins de pouvoir.
Et cela doit nous inciter à rechercher ce qui se cache, dans bien des cas, sous
ce beau nom de l’amour. Par là, nous sommes amenés à parler des déterminants
proprement psychologiques du choix nuptial.
MARIAGE D’AMOUR OU DE RAISON.
Qu’on me pardonne d’exhumer cette
vieille antithèse dépassée par les mœurs actuelles ; mais le seul fait
qu’elle a pu exister pose déjà un problème redoutable. De telles dichotomies
sont antinaturelles : elles naissent de la décadence des âmes et des
mœurs. D’ailleurs, en présence de bien des formules de ce genre, il importe
avant tout de se demander, à titre de simple hypothèse de travail, si les mots
ne servent pas à recouvrir une réalité absolument contraire à celles qu’ils
expriment : on fait [100] beaucoup de découvertes avec cette méthode.
Quand un mot est à la mode, c’est souvent que la chose qu’il désigne est bien
rare ou bien malade dans le monde; on se précipite alors sur le mot comme sur
un alibi. Pour le cas qui nous occupe, je pourrais affirmer, si j’avais comme
Chesterton le goût des véridiques paradoxes, que je ne sais rien de moins
raisonnable qu’un mariage dit de raison, et rien de plus égoïste qu’un mariage
dit d’amour.
Les défenseurs des « droits de
l’amour » n’ont pas manqué de mettre en lumière (surtout pendant le XIXème
siècle) les conséquences lamentables des mariages imposés à deux êtres par des
mobiles parfaitement extrinsèques à l’attrait des cœurs (considération de
castes, de fortune, de situation, etc.). On a accusé le « mariage de
raison » de tous les méfaits sociaux. Loin de moi la pensée de prendre sa
défense... Seulement, il suffit de regarder autour de soi pour s’apercevoir que
le « mariage d’amour » est très loin, aussi, d’être un sûr garant de
stabilité et d’harmonie.
J’ai pris la peine de suivre dans ma
région quelques cas typiques de mariage de raison[1] et
de mariage d’amour. Dans le premier cas, il s’agissait de jeunes gens qui
s’épousaient presque sans se connaître, parce que la situation morale et
matérielle de leurs familles était à peu près identique, et qu’un de ces
marieurs bénévoles, dont nos campagnes foisonnent, était passé par là. Dans le
second cas, les jeunes gens s’épousaient par pure inclination [101] réciproque,
sans intermédiaires familiaux, et souvent même contre la volonté de leurs
familles. Eh bien ! tandis que la plupart des mariages de raison donnaient
naissance à des foyers sains et solides, c’est surtout parmi les mariages dits
d’amour qu’on observait les résultats personnels et familiaux les plus
négatifs : stérilité volontaire, mésentente ou séparation des époux, etc.
En réalité, raison et amour représentent
ici deux attentats contre l’unité de la vie, deux idolâtries qui s’appellent
l’une et l’autre.
Qu’on me permette, à ce sujet, un petit
excursus historique. Dans les époques classiques, les institutions morales,
politiques ou religieuses dépassaient et portaient les individus qui les
représentaient. La monarchie était plus que le roi, le sacerdoce plus que le
prêtre. A telle enseigne qu’on pouvait alors se payer le luxe de mépriser tel
roi ou tel pape sans que le principe même de la monarchie ou de l’autorité
pontificale soit mis en question le moins du monde. Qu’on songe aux invectives
d’une sainte comme Catherine de Sienne contre le clergé de son temps, à un
grand catholique comme Dante qui colloquait en enfer le pape alors régnant!
Aujourd’hui, comme dans tous les temps de décadence, nous assistons au
phénomène inverse : les institutions ne sont tolérées et aimées qu’à
travers les personnes : c’est pourquoi, soit dit en passant, nous avons
besoin, plus que jamais, de chefs politiques et religieux intègres et
vigoureux. Plus que jamais, le chef qui manque à sa mission compromet, en même
temps que sa personne éphémère, le principe éternel qu’il représente. Il est
[102] un peu angoissant de voir de faibles individus porter sur leurs épaulés
tout le poids des cadres sociaux. Croit-on que les Italiens et les Allemands
d’aujourd’hui soient tellement attachés au principe de la dictature ? Pas
du tout ; c’est la personne de Mussolini et de Hitler qu’ils adorent[2].
Et croit-on aussi à la possibilité actuelle d’un anticléricalisme qui ne soit
pas, en même temps, antireligieux ? Hélas ! il devient de plus en
plus difficile de séparer la cause des institutions de la cause des
personnes...
L’institution matrimoniale a subi,
naturellement, les mêmes vicissitudes. Jadis, les personnes étaient, non
seulement subordonnées, mais très souvent sacrifiées à l’institution. Sous
l’ancien régime (le même état de choses existait d’ailleurs au XIXème siècle
dans tous les milieux sociaux, sauf dans la classe strictement prolétarienne),
une jeune fille était vouée au mariage plutôt qu’à un époux déterminé. Les
personnes comptaient peu ; ce qui importait, c’était les traditions et les
cadres. Cela ne laissait pas d’avoir son bon côté. D’abord, rien n’empêchait
qu’un amour solide et même passionné se greffât sur une union contractée pour
des raisons de pur conformisme social. Ensuite, même si l’union ne leur donnait
aucune: plénitude personnelle, les époux puisaient, dans ces immenses réserves
de force et de continuité que sont les institutions, le goût et le courage de
rester fidèles à leurs devoirs (c’est d’ailleurs le propre des climats
classiques eue rendre spontané et comme naturel l’accomplissement de devoirs et
de sacrifices, qui, en [103] milieu décadent, exige des soubresauts héroïques
de la personnalité). Quand l’heure de la tentation sonnait, une épouse du grand
siècle luttait, non seulement pour rester fidèle à son mari, mais encore -
au-dessus de la personne de celui-ci - pour rester fidèle au mariage...
Tant que de telles traditions sont
restées vivantes, c’est-à-dire nourries de sève chrétienne et appuyées sur la
personne de Dieu, elles ont été, en dépit des excès toujours inhérents à ce qui
est humain, de solides tuteurs, des appuis organiques pour les individus. Mais
dès qu’elles ont été séparées du concret divin, dès qu’elles ont dégénéré en
formalisme exsangue, elles sont devenues des fardeaux intolérables pour les hommes.
Le mariage tel qu’il existait dans certains milieux bourgeois du XIXème siècle
refusait à la personne originale et libre, à l’homme de chair et d’âme, sa
place au soleil. La « loi » demandait à l’homme tous les sacrifices,
et ceci sans lui offrir les profondes compensations concrètes qui accompagnent
toute immolation de nature religieuse. Alors, naturellement, la réaction s’est
produite : la personnalité a repris sa place ; que dis-je ? elle
a fait comme font toutes les choses comprimées qui se révoltent : pour
reprendre sa place, elle a occupé toute la place ! Renversement total des
valeurs : on immolait les individus aux institutions, on a immolé les
institutions aux individus. On a proclamé les droits absolus de l’élection
individuelle, on a tout voulu soumettre à l’arbitraire de l’amour. Le XIXème
siècle offre ce curieux spectacle du conservatisme le plus plat et le [104]
sclérosé coexistant avec la fièvre individualiste la plus ardente.
Hélas ! si ce que des classiques
dégénérés appellent l’ordre et la loi n’est que le masque de l’impuissance et
de l’oppression, ce que les romantiques de tout genre appellent l’amour
ressemble fort à je ne sais quel voile flatteur jeté sur la divinisation de la
sensualité et du moi. Tant d’hommes prennent pour une vraie passion
spirituelle, pour une élection profonde, ce qui n’est en réalité qu’un très
pauvre mélange d’attrait instinctif et d’orgueil : rien n’est si
parfaitement égoïste que certains mariages d’amour qui naissent, non de l’union
intime de deux âmes, mais de la vulgaire soif d’un bonheur superficiel et
immédiat, d’un bonheur imperméable au devoir... Et c’est pour cela que tant de
mécomptes suivent de telles unions : celui qui se marie sans consulter
autre chose en lui que la concupiscence des yeux et l’orgueil de la vie, comme
dit saint Paul, le jour où la lassitude ou une nouvelle passion l’envahiront,
risque fort d’écouter, encore une fois, « la voix de son cœur » et
d’exercer à nouveau « son droit à l’amour ». Il est difficile de
rester fidèle à un choix opéré par l’arbitraire individuel en dehors des
influences supra-personnelles qui émanent du milieu moral et social.
La loi, séparée de Dieu et divinisée,
n’est qu’une abstraction épuisante. Mais l’individu concret, également séparé
de Dieu et divinisé, devient, lui aussi, une abstraction sans force et sans
vie. Il faut dépasser cette antithèse. Le divorce moderne entre les
institutions et les individus aboutira, soit aux pires catastrophes, soit à une
synthèse plus haute et plus belle [105] que tout ce qu’on a vu jusqu’ici. Il
est possible de concevoir des institutions plus adaptées qu’autrefois aux
besoins et à la dignité des personnes, et des personnes plus respectueuses
qu’aujourd’hui des cadres sociaux et moraux.
Déjà, dans bien des cas, le choix nuptial
cesse d’être le choix de la seule « raison » ou du seul
« amour », pour devenir un choix total, c’est-à-dire un
choix de l’amour, mais d’un amour assez large et assez éclairé pour respecter
et pour assumer, à côté de l’attraction individuelle des corps et des âmes, je
ne dis pas les préjugés, mais les nécessités centrales de la vie sociale. Un
tel choix, ai-je besoin de le dire, ne peut être qu’un choix imprégné d’esprit
religieux, un choix appuyé sur Dieu, créateur commun de l’individu et de la Cité,
et dans le sein duquel s’unissent toutes les choses qui, sous le climat
essentiellement séparateur de l’idolâtrie, paraissent vouées à une guerre
éternelle.
LA VIE A DEUX
Après ces considérations un peu
extrinsèques, revenons à la vie à deux proprement dite. Pour être pleine et
féconde, l’union des époux doit reposer sur quatre choses, que je sépare pour
les besoins du discours, mais qui, dans la vie, s’amalgament jusqu’à
l’identité: la passion, l’amitié, le sacrifice et la prière.
MARIAGE ET VIE SEXUELLE
Ils ne seront qu’une seule chair, dit
l’Évangile. Je ne conçois pas le mariage sans une attraction sexuelle
réciproque. Ici, deux écueils sont à éviter : l’absence d’attrait [106]
sexuel et le primat de l’attrait sexuel. Le mariage doit aboutir à la plénitude
sexuelle, mais à une plénitude sexuelle qui soit, en même temps, une plénitude
humaine, c’est-à-dire qu’il doit reposer sur l’attrait des sexes, mais sur cet
attrait assumé, couronné et dépassé par l’esprit.
L’homme a toujours tendance à sous-estimer
ce que les philosophes appellent la causalité matérielle. On a cru trop
longtemps qu’on pouvait établir l’union conjugale en dehors des règles de la
sexualité. Ni la communauté de milieu ou de caste, ni l’estime réciproque, ni
le sens du devoir social ou religieux ne peuvent suppléer la passion charnelle
absente. Combien d’unions ont sombré totalement ou n’ont conservé que leur
façade légale à cause de la mésentente sexuelle! Il faut avouer que l’éducation
des filles telle qu’elle a fonctionné pendant des siècles, constitue à cet
égard un paradoxe dont on ne s’étonne pas assez. On élevait des enfants dans un
mélange d’ignorance et d’horreur des choses de la chair ; et puis on les
jetait un jour, sans plus de souci, dans une situation où ces choses, hier encore
revêtues d’une sorte de mysterium tremendum, devaient devenir sans transition
une habitude et un devoir ! Comment s’étonner, après cela, de la faillite
totale ou partielle de tant d’unions préparées avec un tel mépris des exigences
élémentaires de la vie ?
Mais une union fondée sur le seul
attrait des sexes n’est pas non plus une union vraiment humaine. Séparées des
racines, la tige et les fleurs se flétrissent, mais la racine à son tour
pourrit, que ne prolongent [106] et ne dominent plus la tige et les fleurs. Il
n’est rien d’aussi vulgaire, d’aussi vide sous l’éclat des apparences, rien
d’aussi fragile non plus et d’aussi vulnérable au temps qu’un amour dominé par
l’impulsion des sens. Le mariage ne résout pas la question sexuelle, a-t-on
dit. Cela est vrai si l’on fait de la question sexuelle un absolu, si l’on
divinise la chair séparée de l’âme (le culte du bas-ventre, la sexolâtrie sont
une des plaies de notre temps). Mais cela est faux si l’on remet la sexualité à
sa place, si on la considère non plus comme un tout autonome, mais comme une
partie liée organiquement à un ensemble et imprégnée par cet ensemble. Les
revendications de certains apôtres de la sexualité reposent sur la confusion du
sexe et de l’âme, du sexe et de Dieu. Pour nous, nous ne voulons pas d’une
plénitude sexuelle qui s’achète au prix de la plénitude humaine ; nous
n’avons aucun goût pour des mœurs qui, sous prétexte de combler le sexe, vident
tout le reste de l’homme. Le mariage seul est à même de satisfaire l’instinct et
sans dégrader la personne...
A ce sujet, qu’il me soit permis de
dégonfler une des baudruches les mieux soufflées de la psychologie
contemporaine. Je veux parler du soi-disant « instinct polygamique du sexe
masculin », - de ce pauvre instinct que l’institution du mariage condamne
à de si tristes refoulements. Eh bien ! en réalité, il n’y a pas
d’instinct polygamique. L’instinct, en tant que tel, je veux dire l’instinct
considéré dans sa pureté biologique et vierge de toute infiltration
spirituelle, [108] n’est ni polygamique ni monogamique[3].
Il est radicalement neutre à l’égard de la fidélité et du changement ; il
réside en deçà de ces catégories... L’instinct sexuel d’un animal est tendu
vers la femelle ; il lui est parfaitement indifférent que celle-ci soit la
même ou une autre. Sans doute, si une femelle nouvelle se présente, il la
désirera, mais ce désir portera sur la femelle, et non sur l’autre : il
s’accommodera tout aussi bien de la même, de celle qu’il possédait hier,
avant-hier ou l’année dernière, pourvu qu’elle remplisse les conditions
physiologiques voulues... Ce qui pousse l’homme vers la polygamie, c’est la
curiosité, c’est le péché de l’esprit infiltré dans l’instinct. L’instinct pur
désire l’autre en tant que femme, la curiosité sexuelle désire la femme en tant
qu’autre. C’est une grande illusion de croire que les impulsions sexuelles d’un
homme civilisé ne sont faites que d’instinct sexuel ; on ne sait pas jusqu’à
quel point l’instinct peut être ici au service de la volonté de puissance, de
la soif de connaître et de dominer. S’il en était autrement, verrions-nous tant
d’hommes mettre tant d’ardeur à séduire des femmes souvent très inférieures au
point de vue physiologique à leur propre épouse ? Quand un homme lutte
pour rester fidèle à une femme aimée, ce n’est pas l’idéal qui lutte en lui
contre l’instinct, - ce sont plutôt deux « idéals » qui s’affrontent,
le combat est surtout [109] spirituel. L’idéal monogamique lutte, alors, contre
cette espèce d’idéal négatif qu’est l’instinct sexuel imprégné et dépravé par
l’appétit de changement, de conquête et de connaissance ; - il lutte
contre une des multiples variétés de cette menteuse, de cette infernale soif d’infini,
qui, depuis le péché originel, consume l’homme. La fidélité conjugale n’est pas
un problème physiologique, c’est un problème moral. Si l’âme est profondément,
simplement monogamique, l’instinct suivra toujours. On peut redire ici avec le
Christ : Si ton œil est simple, tout ton corps sera lumineux[4].
La chasteté conjugale réside, avons-nous
dit, non dans la négation de la chair au profit de l’âme, mais dans l’adoption,
dans l’enveloppement de la chair par l’âme. Nietzsche a proféré ici cette
parole suprême : « Dans le véritable amour, c’est l’âme qui enveloppe
le corps. »
Il existe un matérialisme de la vie à
deux, et c’est le mariage basé sur les seules joies charnelles. Mais il existe
aussi un pseudo-idéalisme amoureux qui croit mépriser la chair, et qui, en
réalité, est fait, non d’esprit, mais des compensations et des rêves d’une
sensualité impuissante et trouble[5].
Ces deux aberrations mutilantes sont également à éviter. La vie à deux doit
être un réalisme total, un réalisme centré [110] en haut, mais étendu à tout
l’homme. Les époux doivent s’élever, non en renonçant à la chair comme les
ascètes, mais, ce qui est peut-être plus difficile, en entraînant la chair dans
l’ascension de leur âme.
Sans doute, cet idéal pleinement humain
entraîne-t-il fatalement des sacrifices d’ordre sexuel. Le premier de ces
sacrifices est l’adaptation à la structure sexuelle du conjoint. Il ne convient
pas en effet d'oublier, comme certains apôtres des droits imprescriptibles du
sexe semblent le faire, que l’exercice de la fonction sexuelle, à la différence
d’autres instincts comme la nutrition par exemple, implique un
partenaire ! Or la constitution sexuelle de la femme, et, partant, ses
goûts et ses besoins dans cet ordre sont très différents de ceux de l’homme.
Outre cela, il faut tenir compte des divergences individuelles résultant du
tempérament, de l’éducation, etc. Si chacun des conjoints ne cherchait que sa
jouissance propre, qu’adviendrait-il ? Le sens le plus élémentaire du
devoir conjugal enseigne aux époux à toujours subordonner la joie qu’ils
reçoivent à la joie qu’ils donnent. Dans le mariage, le maximum de la plénitude
sexuelle réciproque ne peut être atteint que si chacun des époux consent à
sacrifier, dans une certaine mesure, sa plénitude sexuelle individuelle.
Il peut arriver aussi que, par suite de
nécessités biologiques, sociales ou morales, le sacrifice total des joies de la
chair soit imposé aux époux. Il faut alors que ce sacrifice soit un vrai
sacrifice, c’est-à-dire une immolation droite et franche, en pleine lumière,
sans subterfuges, sans mauvais œil, sans compensations équivoques.
Précisons : ce sacrifice ne doit pas [111] être un refoulement. Le vrai
sacrifice en immolant l’instinct, le sublime et le transfigure ; le refoulement
se borne à le transposer, à le travestir, à faire de lui une force honteuse et
sournoise qui rejaillit sur l’esprit et le contamine, une source de
ressentiment, de faux idéals, de vertus pharisaïques. Après Nietzsche et Freud,
il est superflu d’insister sur ce tableau... Le vrai sacrifice nourrit l’âme,
le refoulement l’empoisonne.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette
sublimation des instincts chez les époux voués à une continence permanente ou
transitoire. Une analyse différentielle de la sexualité supérieure chez l’homme
et chez la femme serait très éclairante à ce point de vue. Mais ce problème est
trop vaste et trop délicat pour être abordé ici. Contentons-nous de remarquer
que, lorsque deux époux sacrifient leurs relations d’ordre proprement génital,
l’homme sublime généralement son instinct sexuel en pensée, en idéal extra
personnel, la femme en tendresse. Si la femme est beaucoup moins charnelle que
l’homme dans l’exercice matériel de la sexualité, elle l’est beaucoup plus dans
ses sublimations les plus saines. La compénétration de la chair et de l’âme
existe chez elle à un degré inconnu au sexe opposé ; dans les émois les
plus charnels, elle met plus d’âme que l’homme ; en revanche, elle mêle
plus de chair que lui aux passions de l’esprit. Il advient fréquemment que,
plus une femme est privée de satisfaction sexuelle complète, plus elle devient
caressante : sa sexualité, beaucoup moins localisée et brutale, beaucoup
moins animale, pour tout dire, que celle de l’homme, trouve [112] souvent, dans
des manifestations très innocentes de tendresse, une satisfaction presque
suffisante. Hélas ! les mêmes caresses qui, pour la femme, remplacent la
pleine possession charnelle, ne peuvent., chez l’homme, que préparer cette
possession et, au lieu d’apaiser l’instinct, que le fouetter de plus belle. Si
les femmes savaient cela, je crois que la continence conjugale deviendrait,
dans bien des cas plus facile.
Ainsi subordonnée à l’amour et au devoir
et comme baignée dans l’esprit, l’union des corps revêt sa signification profonde
et accomplit sa finalité vraiment humaine. Elle n’est plus seulement
l’assouvissement éphémère de deux désirs soudés l’un à l’autre, la conjonction
de deux égoïsmes ; elle est l’expression la plus forte qui soit du don
mutuel et comme le sceau matériel, le symbole sensible de l’union des âmes. A
ce titre, la possession corporelle confère à l’amour je ne sais quoi d’achevé
et d’irrévocable que, seuls, les vrais époux connaissent. Et c’est une grande
amertume de voir tant d’êtres humains - et parmi ceux-ci tant d’époux -
profaner se signe sacré de l’amour et livrer leur chair en réservant leur âme.
Au lieu de marcher la première, et souvent, hélas ! de marcher seule,
l’union des corps devrait suivre et prolonger un don supérieur, descendre de la
plénitude de l’amour. Ainsi la branche livre à la terre son fruit et le ciel sa
rosée.
La signification profonde de la
sexualité réside dans l’usage que l’homme fait d’elle. Suivant la façon dont
elle est vécue, employée par la personnalité, elle peut devenir la plus forte
manifestation de l’amour spirituel ou le pire obstacle à cet amour. Au reste
l’instinct sexuel ne peut jamais jouer dans sa pureté, sa simplicité animale.
Il faut qu’il monte au-dessus ou tombe au-dessous de lui-même. S’il ne s’élève
pas vers Dieu, il descend vers le diable. S’il n’est pas amour, il devient
luxure. On a souvent prétendu que deux époux (et le mari en particulier)
peuvent se livrer à toutes leurs impulsions inférieures et commettre
charnellement l’adultère tout en se restant fidèles dans l’âme. Justification
hypocrite du pire désordre ! Comme si la chair n’était pas, jusque dans
son fond, imprégnée par l’âme ! Comme si l’âme était la captive et non la
forme du corps !
Je sais bien qu’un tel degré
d’intégration spirituelle de l’instinct n’est pas chose commune ni facile. J’en
parle comme d’un idéal que les époux ne devraient jamais perdre de vue, quelles
que soient leurs faiblesses et leurs défaillances concrètes. Car si vivre dans
la médiocrité est déjà un mal, consentir à la médiocrité est une sorte de mal
suprême, de péché contre l’esprit.
MARIAGE ET AMITIE
Ce n’est pas sur la passion charnelle,
ce n’est pas non plus (car il n’existe pas chez l’homme de passions purement
animales) sur cette tendresse superficielle qui naît de l’émoi sexuel, sur
cette sentimentalité de romance et de café-concert qu’on peut fonder une union
solide et pure. La vie à deux exige une communion autrement profonde, autrement
universelle. L’amour des époux, pour être vraiment de l’amour et non une
duperie de l’instinct, doit être aussi une amitié. Nietzsche écrit quelque part
que tout homme, [111] avant de se marier, devrait se poser cette question
Pourras-tu causer avec cette femme tous les jours de ta vie ? Et, de fait,
il n’est pas de pire solitude que de vivre aux côtés d’un être avec lequel on
ne communie que par un attrait placé sous la dépendance immédiate de
l’instinct. La chair, en tant que telle, n’est pas la porte de l’âme. C’est
avec raison que le poète écrit :
Ta chair impénétrable à force de proximité, cette meule si douce et si
dure, où s’aiguise ma solitude. Ta chair que je touche et qui ne sait pas le
chemin de mon essence et de mon centre. Tandis que la plus lointaine étoile
coule de mes yeux jusqu’à mon cœur.
Et Paul Géraldy, qui a très bien
exprimé, dans son petit livre Toi et Moi, la misère de cette
tendresse épidermique à coloris purement sexuel que tant de modernes prennent
pour de l’amour, fait dire par l’amant à l’amante : Si tu étais un homme
serions-nous amis ?
L’instinct sexuel, en effet, c’est
l’isolement. Les bêtes se recherchent et s’accouplent, mais psychiquement,
elles restent totalement imperméables l’une à l’autre. Il m’arrive souvent de
contempler le superbe dindon qui orne ma basse-cour : il glousse, éternue,
fait la roue, déploie tout son attirail sexuel sans que sa dinde daigne le
gratifier de la moindre attention ; chacun évolue dans sa sphère
impénétrable comme les monades sans fenêtre de Leibniz, et quand ils
s’accouplent, on songe à l’effet de quelque harmonie préétablie plutôt qu’à une
sympathie, au sens psychologique du mot. Une telle solitude, si elle pouvait
être consciente, serait la chose la plus tragique et la plus insupportable qui
soit.
L’instinct sexuel, c’est aussi la
guerre. Nul amour n’est aussi voisin de la haine que celui-là. Brutalité chez
le mâle, ruse et coquetterie chez la femelle témoignent assez de cette tension
entre les sexes. Naturellement, ce dualisme biologique a été considérablement
aggravé et infecté par la malice de l’homme pécheur. Quand le moi (au sens
pascalien et péjoratif du mot) se superpose, avec son orgueil et sa volonté de
puissance, à l’instinct sexuel, l’amour devient la guerre la plus sournoise
qu’on puisse rêver. Alors, l’attirance même exercée par l’être « aimé se
mue en torture et en poison. Les psychologues qui ont prétendu que l’amour de
l’homme et de la femme était fondé sur la haine mortelle des sexes ne
manquaient pas d’arguments concrets. Qu’est-ce que la femme fatale et perfide
(Dalila, Cléopâtre, etc.) telle que nous la montre l’histoire, sinon un mélange
d’instinct sexuel et de péché, une femelle en qui se greffe sur la chair, non
pas une âme qui la surélève, mais un moi qui la corrompt[6] ? Or la vraie femme est avant tout
une âme. [116]
L’instinct sexuel, c’est aussi
l’indifférence à l’égard de la personnalité. Dans le partenaire, l’instinct
cherche son propre assouvissement, et non l’être singulier qui l’assouvit.
M’aimerais-tu beaucoup moins si j’étais un autre ? demande encore Géraldy.
Ni plus ni moins, si l’instinct seul est en jeu. Nous avons vu que les
questions de fidélité et de changement ne renteraient pas dans son domaine.
L’amitié, elle, pénètre l’objet aimé,
vit de sa vie, épouse son âme. Et, par là, elle détruit la solitude intérieure
qui affecte les êtres que l’instinct seul rapproche.
L’amitié est aussi porteuse de paix.
Elle corrige et domine la tension inhérente au dualisme sexuel. Dans l’amour
des sexes, elle conserve l’ardeur et apaise le conflit. Elle apprend à l’homme
à dominer sans brutalité et sans boursouflure, à la femme à se donner sans
bassesse et sans artifice. Ici, un point particulier est à noter. L’homme n’a
que l’amour spirituel pour vaincre en lui l’inconstance et la guerre sexuelles,
tandis que la femme, outre cet amour, possède encore un autre instinct qui,
mélange à la sexualité, assure à celle-ci une stabilité et une profondeur qui
ne sont pas dans sa nature, - je veux parler de l’instinct le plus haut et le
plus pur qui soit, de la merveille biologique par excellence : l’instinct
maternel. La femme, en effet, peut réaliser ce prodige (parfaitement inconnu
dans le monde animal) de faire converger vers le même être son instinct sexuel
et son instinct maternel. Je ne crois pas exagérer en disant que le premier
enfant de toute femme vraiment mère est son époux. Et je crois que c’est là une
[116] des racines l’es plus profondes de la pérennité du grand amour féminin.
Enfin, l’amitié, qui est faite
d’attraction et de choix personnels, rend à la personne sa place dans l’amour
et substitue à la liaison forcément éphémère de deux égoïsmes l’unité stable de
deux êtres élus l’un par l’autre et irremplaçables l’un pour l’autre.
L’amitié seule permet aux époux de se
comprendre. Mais comme cette amitié même, si spirituelle qu’elle soit, reste
enracinée dans leur constitution (et par conséquent dans leur différence)
sexuelle, elle revêt, de part et d’autre, des formes très différentes. Pour
mieux se comprendre -et, partant, pour mieux s’aimer- les époux doivent
comprendre avant tout de quel amour ils sont aimés l’un par l’autre. Plus que
l’indifférence peut-être, un amour mal compris de l’être aimé risque de heurter
ou de lasser celui-ci.
Le Larousse du XXème nous
apprend, dans l’article Femme, que le trait dominant du caractère féminin,
c’est l’égoïsme. Chacun sait d’autre part combien les femmes sont habituées à
gémir sur l’égoïsme masculin. En réalité, l’homme et la femme ont chacun leur
mode spécifique d’égoïsme et d’amour.
On sait - je n’insisterai pas sur ce
point souvent traité - que l’amour de la femme porte, en général, sur des
objets, je ne dirai pas plus concrets, mais plus immédiats, plus matériels si
l’on veut, que l’amour masculin. L’idéal de la femme est beaucoup plus
« incarné » que celui de l’homme. La femme est faite pour se
sacrifier aux êtres qui l’entourent et qu’elle connaît, pour assurer le devenir
immédiat de l’humanité. L’homme, au contraire, est voué à un [117] don plus
universel ; sa mission consiste à se dépenser - à se gaspiller souvent -
pour des buts, tout aussi réels sans doute, mais beaucoup moins rapprochés dans
le temps et dans l’espace. La femme veille sur les substructures, l’homme sur
les superstructures. Et je ne crois pas que ces deux fonctions gagnent à être
interverties comme elles le sont souvent aujourd’hui (ceci soit dit, toutefois,
à quelques exceptions près). Spontanément, la conscience publique considérera
comme un faible, voire comme un lâche, un homme qui, le choix s’imposant, sacrifie
à l’amour d’une femme sa mission dans la Cité (ai-je besoin de rappeler le
récent exemple du roi d’Angleterre ?), tandis qu’une femme qui, le même
choix s’imposant, renoncerait à un être aimé pour faire de la politique ou de
la philosophie passerait à juste titre pour ridicule[7].
L’héroïsme est très différemment polarisé suivant les sexes... Et l’égoïsme
aussi (je parle de l’égoïsme normal, du bon égoïsme) : celui de la femme
consiste à s’abstraire des choses lointaines et universelles pour mieux se
consacrer aux choses prochaines ; celui de l’homme à négliger dans une
certaine mesure, les choses immédiates en vue d’un don plus haut et plus
lointain. Cette divergence ne va pas sans quelques heurts. Un époux, par
exemple, est un peu déçu quand, au milieu d’une conversation où il expose avec
enthousiasme à sa femme ses idées les plus [119] chères, celle-ci l’interrompt
pour lui dire : « A propos, si je faisais un soufflé au fromage pour
le dîner? » Réciproquement, les femmes s’étonnent souvent du manque de
délicatesse et d’attention des hommes dans les mille petites circonstances de
la vie quotidienne. Pour ne pas souffrir de cela, il faut comprendre son
conjoint et savoir qu’on peut être aimé de lui autant et plus qu’on ne l’aime,
mais non pas du même amour. D’ailleurs, chez les époux, la réciprocité de
l’amour engendre toujours une certaine identité d’amour. L’affection de la
femme s’universalise au contact de l’idéal de son époux ; de même, l’amour
de l’homme gagne en délicatesse concrète au contact de la tendresse féminine. La
vie à deux rend à chacun des conjoints le plus grand service que puisse
recevoir un être borné et unilatéral être sauvé de soi-même...
Une autre différence essentielle dans la
structure de l’amour des époux. L’affection féminine est infiniment moins
dépendante de l’intellect que celle de l’homme. Il existe, chez la femme, une
espèce d’autonomie du cœur. Un homme aime une femme pour ses qualités :
(il a ou croit avoir des raisons d’aimer), il justifie son amour devant sa
conscience. Une femme, au contraire, aimera un homme pour lui-même l’amour chez
elle suffit à l’amour, les raisons d’aimer se confondent avec l’amour même. Un
homme dira Je t’aime parce que tu es belle, ou douce, ou bonne, etc. La femme
dira simplement : Je t’aime parce que je t’aime ! - Pour l’homme,
aimer, c’est préférer. Pour la femme aimer, c’est ne pas comparer. On saisit la
nuance... [119]
C’est un lieu commun de dire que l’amour
de la femme est plus « aveugle » que celui de l’homme. Ce qu’on a
moins remarqué, c’est ceci. L’amour féminin, précisément parce qu’il est
aveugle en tant qu’amour, parce qu’il s’appuie peu sur les raisons d’aimer,
permet une plus grande clairvoyance à l’égard de l’être aimé et se nourrit
moins d’illusions. Dans la mesure où l’amour est indépendant de l’intellect, l’intellect
à son tour peut fonctionner indépendamment de l’amour. Et c’est justement ce
qui arrive chez la femme. A la différence de l’homme, dont l’amour lié à des
jugements, à des comparaisons, se sent menacé par la révélation des carences de
l’être aimé et réagit par des illusions, la femme peut s’offrir le luxe d’être
parfaitement lucide à l’égard de celui qu’elle aime sans que son amour en
souffre. Elle n’a pas besoin de se dissimuler les misères de son époux.
Derrière les qualités banales et comme interchangeables qui motivent trop
souvent l’affection masculine, son amour atteint, pour ainsi dire, la substance
unique et imperdable de l’être ; il se situe spontanément au delà de la
déception, il n’a que faire de l’étai des illusions. C’est pourquoi on rencontre
tant de femmes enflammées d’amour et d’admiration pour un homme, et en même
temps parfaitement conscientes de tous les petits côtés de cet homme. C’est
pourquoi aussi on peut devant une femme se montrer tel qu’on est, descendre
jusqu’à la limite inférieure de soi-même, sans mettre son amour en danger
(l’exemple des épouses de criminels est typique à cet égard). Et je crois,
d’ailleurs, que beaucoup trop d’hommes, jugeant les femmes à leur aune, se
croient obligés, pour [121] conquérir ou pour retenir celles-ci, de dissimuler
leurs faiblesses, de prendre dés attitudes, de jeter de la poudre aux yeux. Ils
arrivent ainsi non à accroître l’amour des femmes, qui n’a pas besoin de cela,
mais à se faire moquer d’eux. C’est ce qui faisait dire à Toulet : Les
femmes le savent bien, que les hommes ne sont pas aussi bêtes qu’on croit -
qu’ils le sont davantage...
Si la chair peut rapprocher l’un de
l’autre l’homme et la femme, l’amitié seule peut les ouvrir l’un à l’autre.
Toutefois, et l’analyse précédente le montre assez, cette amitié ne peut
atteindre que très rarement à cette parfaite transparence intellectuelle qui
fait le charme unique des amitiés entre hommes. Les deux sexes, parce que
complémentaires, donc différents, restent toujours un peu opaques l’un à
l’autre ; plus que cela, l’amour qui les unit vit de ce mystère
réciproque, il’ repose en partie sur l’impossibilité de « se
comprendre » complètement : ce qui nous attire dans l’ami, c’est ce
que nous savons de lui, dans la femme, c’est ce que nous ignorons (à telle
enseigne que, tandis que l’amitié croît à mesure que nous pénétrons dans l’âme
de l’ami, l’amour décroît souvent à mesure que nous désincarnons la femme de
son mystère, comme dit Proust). Il faut consentir à cet état de choses. Je
crois que beaucoup d’époux sont déçus parce que leur amour est trop chargé
d’exigences intellectuelles. Ils voudraient posséder l’épouse par la pensée
autant que par le cœur. Mais une femme que nous comprendrions à ce point, nous
ne pourrions plus l’aimer, car elle ne serait plus une femme, c’est-à-dire
l’être étranger qui nous complète. On peut [122] retourner le vers de Géraldy,
et dire à l’ami le plus cher : Si tu étais une femme, serions-nous
amants ? Dans le mariage -je ne veux pas pousser l’analogie trop loin, mais
elle existe- il faut, comme dans la vie mystique, apprendre à respecter et à
aimer ce qu’on ne comprend pas totalement. L’amour de la créature, lui aussi,
exige des actes de foi.
VIE CONJUGALE ET SACRIFICE
S’il est pour le moraliste moderne une
tâche tragiquement urgente, c’est bien celle de rappeler aux hommes la notion
de sacrifice. Tous les échecs, toutes les misères du mariage procèdent de
l’oubli de cette nécessité. Je ne conçois pas un mariage heureux sans un
sacrifice mutuel. Nul paradoxe en cela. La première condition du bonheur c’est
de ne pas le chercher. Dans cet ordre, il est permis de dire, en retournant la
parole évangélique : Ne cherchez pas et vous trouverez.
L’homme noble cherche à vivre en homme,
l’homme vil cherche à vivre heureux. Le dernier cherche, ici-bas, des choses et
des êtres en qui il puisse se satisfaire, le premier cherche des êtres et des
choses à qui il puisse s’immoler. On ne prend pas une épouse, on se donne à
elle. Se marier, c’est peut-être la façon la plus directe, la plus exclusive de
ne plus s’appartenir. Chesterton, en lisant un journal américain où il était
dit : « Tout homme qui se marie doit bien se persuader qu’il renonce
à cinquante pour cent de son indépendance », remarquait : « Il
n’y a que dans le Nouveau Monde qu’un tel optimisme soit permis! » Le
secret du bonheur conjugal, c’est d’aimer cette dépendance. L’être qui vit à
nos côtés, nous devons l’aimer, moins dans la mesure de ce qu’il nous donne que
dans la mesure de ce qu’il nous coûte.
La vocation du mariage nous voue à notre
conjoint. Ce mot va loin. Il donne un sens à tous les devoirs et à toutes les
douleurs de la vie commune. Il fait en particulier de la fidélité conjugale non
plus une espèce de sacrifice stérile, mais un acte religieux de la plus haute
valeur humaine.
On ne sait plus être fidèle parce qu’on
ne sait plus se sacrifier. Tant d’hommes n’aiment que pour leur joie
immédiate... Ils se condamnent ainsi à ne connaître que la surface de l’objet
aimé, et dès que cette surface les déçoit, à la quitter pour une autre surface,
et cela sans fin. Faire le tour de tout et n’aller au centre de rien, ne
serait-ce pas là ce que certains appellent plénitude et liberté ? Il est
tellement plus facile de courir que de creuser ! Mais celui qui veut
savourer la profondeur d’une créature, celui-là doit savoir pâtir pour cette
créature ; son amour doit surmonter les déceptions, surmonter l’habitude
plus que cela, il doit se nourrir des déceptions et de l’habitude. L’amour
humain a ses aridités et ses nuits ; lui aussi ne trouve son centre
définitif que derrière l’épreuve pâtie et vaincue. Mais, parvenu là, il goûte à
la richesse, à la pureté éternelle de la créature pour laquelle il s’est
immolé. Car si la créature est terriblement bornée en surface, elle est infinie
en profondeur. Elle est profonde jusqu’à Dieu. Les poètes ont toujours chanté
cette saisie amoureuse de l’éternel à travers l’être éphémère :
[124]
Toi qui passes, toi qui t’effrites,
Je t’ai cherchée par-delà les jours et les nues,
Sur les plages invariables de la volonté éternelle...
Je suis descendu dans tes entrailles
Plus loin que les battements de ton cœur,
Plus bas que la source de tes serments,
Jusqu’au centre solennel où ta vie se noue à la Vie,
jusqu’au frémissement irrévocable,
Jusqu’à la palpitation créatrice de Dieu !
- J’aime ton âme !
Je t’ai cherchée par-delà les jours et les nues,
Sur les plages invariables de la volonté éternelle...
Je suis descendu dans tes entrailles
Plus loin que les battements de ton cœur,
Plus bas que la source de tes serments,
Jusqu’au centre solennel où ta vie se noue à la Vie,
jusqu’au frémissement irrévocable,
Jusqu’à la palpitation créatrice de Dieu !
- J’aime ton âme !
On a pu parler de ce que la vie
conjugale a de banal, de monotone, de terre à terre. Je ne sais que trop
combien l’homme est capable de banaliser et de prostituer les choses les plus
profondes. Mais si la vie conjugale est souvent plate, quel nom donner à la vie
sexuelle extra-conjugale ? Je crois que c’est une des plus subtiles
malices du diable d’essayer de persuader aux hommes que l’ordre c’est la mort
et le désordre la vie. En réalité, rien n’est plus plat que le vice. Le diable
n’est pas profond, - il n’est que révolté. C’est un déserteur qui essaye de se
faire prendre pour un évadé[8]…
Les humbles réalités de la vie
quotidienne, le cortège des petits devoirs et des petites douleurs ne doivent
pas altérer la pureté de l’amour nuptial. L’idéal vrai tire une nouvelle sève
de ces petites choses. Le réalisme de la vie conjugale a pour fonction, non de
profaner ou de tarir l’idéal premier des époux, mais de purger cet idéal des
illusions qui s’y mêlaient et [125] de ne retenir de lui que son essence
supérieure. Dans l’âme des époux dignes de ce nom, l’union de l’amour le plus
haut et des nécessités les plus matérielles, crée une sorte de réalisme de
l’idéal, si je puis dire, qui ne peut exister nulle part ailleurs à ce
degré.
Joséphin Soulary dit que Dieu
s’il n’était que là-haut, ne serait nulle part.
Le mariage est, par excellence, la
vocation qui permet de mettre Dieu dans ce que la vie a de plus commun et de
plus banal en apparence.
J’allais oublier une remarque capitale.
Le mariage doit être un sacrifice, c’est entendu. Mais un sacrifice réciproque.
Quoi de plus vain, quoi même de plus nuisible qu’une immolation à sens unique?
Deux égoïsmes accouplés se freinent, et, d’une certaine façon, se neutralisent
réciproquement. Mais quel bouillon de culture pour les penchants égoïstes d’une
créature que de sentir autour de soi une atmosphère de dévouement inlassable !
Nous connaissons tous des ménages où l’esprit de sacrifice de l’un des époux
fait de l’autre un monstre d’exigence et de recherche de soi. Chaque époux doit
puiser dans le spectacle de la générosité de son conjoint, non pas un prétexte pour
prendre ses aises, mais un motif pours’immoler lui-même davantage.
AMOUR ET PRIERE
Se sacrifier à une créature, l’aimer
malgré son néant, à cause de son néant, l’aimer d’un amour plus fort et plus
pur que le désir du bonheur, cela n’est [126] possible que si l’amour humain se
conjugue et s’amalgame à l’amour éternel.
Il ne convient pas de diviniser l’être
aimé. Cette idolâtrie conduit, à brève échéance, à l’indifférence ou à la
répulsion. L’authentique amour nuptial accueille l’être aimé, non pas comme un
Dieu, mais comme un don de Dieu où tout Dieu est enfermé. Il ne le confond
jamais avec Dieu, il ne le sépare jamais de Dieu.
« Elle regardait en haut, et moi je
regardais en elle », écrit Dante en parlant de Béatrice. Là est le secret
suprême de l’amour humain; boire la pureté divine dans les regards, dans l’âme,
dans le don d’une créature.
Sentir l’être sacré frémir dans l’être
cher, ainsi Victor Hugo définit magnifiquement le grand amour. A ce degré,
l’être aimé est vraiment irremplaçable : donné par Dieu, il est unique
comme Dieu ; un mystère inépuisable habite en lui. Les vrais époux
conservent éternellement des âmes de fiancés; la possession approfondit pour
eux la virginité. Plus ils sont l’un à l’autre, plus ils ont faim d’être l’un à
l’autre. Il est une manière sacrée de posséder les choses qui, au lieu de tuer
le désir, comme dans la satisfaction charnelle, l’exalte et le transfigure.
Celui qui boira de cette eau aura encore soif... Comment l’amour des époux
pourrait-il tarir, puisqu’ils ont été créés et unis pour se donner Dieu l’un à
l’autre La vie à deux s’épanouit et s’infinitise dans une prière unique.